Les comedy clubs, usines à formater les humoristes ?

Juliette Follin 27/10/2020

À Paris, les amateurs d’humour peuvent aujourd’hui profiter de nombreux comedy clubs. Plus nombreux, ces établissements mettent le paquet sur la communication et l’accueil du public. En revanche, sur le plan artistique, il reste encore beaucoup de travail. Explications.

Nb. La rédaction de cet article est antérieure à la fermeture des bars et au couvre-feu. Les critiques concernant la carte de chaque lieu concernent donc leur fonctionnement habituel.

Madame Sarfati, le Fridge : vers des comedy clubs blockbusters ?

Les deux derniers lieux à avoir fait beaucoup de bruit sont Madame Sarfati et le Fridge Comedy Club. Ouverts par des mastodontes de l’humour, Fary et Kev Adams, ils ont rapidement trouvé leur public.

J’ai donc voulu savoir comment ça se passait en vrai. Comme il y a quelques années, où je découvrais le Jamel Comedy Club, j’ai ressenti une pointe de déception. Il y a plusieurs raisons à cela, et je vais essayer d’être la plus claire possible pour que vous compreniez que oui, vous devez continuer à aller voir du stand-up là-bas.

Lieu vs. expérience : donnez envie de revenir !

Je l’ai peut-être déjà écrit, mais cette pensée revient souvent, alors autant radoter. Le One More Joke a construit son succès sur l’idée qu’une soirée stand-up était une expérience, l’occasion de créer un souvenir. Un soupçon de magie qui vous transforme en habitués.

Le Fridge et Madame Sarfati se concentrent sur des détails, comme la « finger food » ou les cocktails au nom d’humoristes américains. S’il vous plaît, laissez-moi boire un cocktail « Yacine Belhousse ». Parce que c’est lui que je viens voir, pas Jerry Seinfeld. Remarquez, y a bien Gad Elmaleh (désolée pour le troll, c’est trop tentant).

Pour rappel, je viens voir du stand-up, pas manger un hot-dog avec les doigts parce que c’est hype. Je n’ai pas faim, sauf de blagues. Comme je ne suis pas sensible à ces attentions culinaires ou superficielles, mon expérience se révèle impersonnelle, sans grande saveur. Même avec une salle originale (ça me rappelle Shrek, étrangement). Alors venons-en à ce qui nous intéresse vraiment.

Décréter que Madame Sarfati est une expérience, c’est bien… mais prouvez-le sur scène !

Des usines à humoristes

Là, je vais plus me concentrer sur Madame Sarfati. Comme vous le savez, la programmation reste secrète. En effet, le lieu considère qu’il amène une programmation de qualité, peu importe qui vous verrez.

Or, il s’avère impossible de tenir cette promesse. Pourquoi ? Parce que ma vision du stand-up de qualité ne correspond pas à ce que j’y ai vu. J’étais certes à la première session de la semaine (mercredi 19h45), mais ce n’est pas une excuse.

C’était globalement insipide. Une cooptation d’artistes qui jouent souvent sur les mêmes plateaux. Des humoristes qui proposent du stand-up vu et revu. Franchement, des blagues sur le fait que les femmes cherchent dans leur sac en désordre pour éviter de payer lors des dates ?

Vous n’avez vraiment rien d’autre à proposer ? L’humoriste numéro 2 de la soirée (Az) aurait très bien pu échanger son texte avec celui du numéro 3 (Akim Omiri), on n’y aurait vu que du feu. Alors qu’on aimerait qu’ils disent : « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! ». Heureusement que Louis Dubourg sauve le tout avec une animation très efficace.

Comme le dit très bien Stand Up France, il faudrait marquer davantage la différence avec le Paname pour confirmer le côté « premium » de Madame Sarfati.

La musicalité sans les idées ?

Ça me fait penser à la bouffe industrielle. Un bon packaging, des produits faciles à consommer et imaginés pour plaire au plus grand nombre.

Mais au fond, ce n’est pas de la qualité. On s’ennuie ferme. Bien sûr, on entend la musicalité du stand-up chère à Fary, mais le rire passe en mode automatique. Par conséquent, on rit sans s’en rendre compte, avant de se dire « il a dit quoi, en fait ? ». Comme si le stand-up était une franchise, parfois calquée sur un modèle américain qui n’est peut-être pas le meilleur pour nous…

Il est encore trop tôt pour savoir si le Fridge se dirige vers le même écueil que Madame Sarfati. Parce que les choses y sont faites avec plus d’humilité et beaucoup plus d’envie d’ouvrir des portes. À peine ouvert, le lieu de Kev Adams montre à la fois des promesses, mais aussi cette volonté de porter l’héritage du stand-up américain sur ses murs et dans vos verres. On restera attentif à son évolution, donc.

Le stand-up français, qu’est-ce que c’est ? Les comedy clubs le dévoilent-ils sous son grand jour ?

Au fond, c’est peut-être Shirley Souagnon qui a vu juste. Dans son documentaire, elle voulait donner naissance au stand-up français. Se sortir du carcan du stand-up à l’américaine. Porter une nouvelle génération. Avec le Barbès Comedy Club, l’humoriste est en train de réussir son pari.

Cependant, il existe un écueil dans ces nouveaux lieux plus « bienveillants ». Certains humoristes confient ne pas toujours se sentir libres de jouer ce qu’ils veulent. Je crois qu’on leur dit surtout que certaines choses peuvent offenser ou être énoncées avec plus d’intelligence… Tandis que dans des lieux où l’on fait moins attention au contenu de certains, d’autres se sentent mal à l’aise… Qui dit vrai, alors ?

Bien connaître la politique d’un lieu est primordial. Le Barbès Comedy Club, puisqu’on parle de lui, joue la carte de la transparence. Dans son guide de l’humoriste, les règles sont claires :

Aucun propos discriminatoire, aucun discours haineux et aucune personne en état d’ébriété ou susceptible de comportements violents ne seront acceptés dans l’enceinte de l’établissement. (…) Sur scène ne sont pas tolérées, les propos à caractère discriminatoire, visant à porter un discours haineux.

Les artistes, dans leur propos sur scène comme dans leur comportement dans le lieu, doivent donc respecter certaines règles, étayées plus loin.

L’accès pourra être refusé au public et artistes dans les cas suivants :

– À toute personne coupable d’une altercation lors d’une précédente soirée.

– À toute personne dont l’attitude ou le comportement, paraît menaçant, douteux ou vulgaire et laisse ainsi raisonnablement prévoir un risque de trouble à l’intérieur de l’établissement. (…)

Dans l’enceinte de l’établissement il est formellement interdit : (…)

– De faire preuve d’irrespect et/ou d’impolitesse et/ou agressivité envers les clients, les employés ou les artistes.

Liberté d’expression encadrée ?

Si les humoristes connaissent les règles du jeu, on peut s’interroger sur la manière de juger les passages des humoristes. Le Barbès Comedy Club assure que « la Nouvelle Maison du Stand-Up est un endroit safe pour le test ».

Le club précise ainsi que « seul le public est juge, la direction artistique du lieu se charge uniquement de vous conseiller et de programmer les passages qui cartonnent sur des shows payants ». Dans la même veine, voici un autre extrait du guide de l’humoriste : « n’oubliez pas que personne n’est jugé à la Maison, vous êtes aux Micros Ouverts pour tester des blagues et vous amuser ».

Ces règles ne sortent pas de nulle part. Pendant des années, certains plateaux d’humour avaient la réputation d’être des lieux loin d’être bienveillants. L’agressivité, les propos irrespectueux envers les femmes dans les loges d’artistes étaient parfois monnaie courante. De fait, quand Shirley Souagnon a imaginé son lieu, elle a voulu offrir un espace de liberté en fixant des règles pour contrecarrer l’agressivité d’antan. On vit là ce que les anglo-saxons ont traversé lors de la naissance de l’alternative comedy.

Fatalement, comme il s’agissait du premier comedy club qui proposait des créneaux chaque jour, cela évoque le Paname Art Café. Ce lieu a reçu énormément de critiques, tantôt justifiées, tantôt virulentes. Cependant, il reste une institution pour débuter et rapidement jouer sur des horaires plus en vue.

La politique du lieu est moins transparente, mais les artistes apprécient de pouvoir jouer ce qu’ils veulent. Tout est une question de sensibilité : certains seront plus à l’aise avec un encadrement strict, d’autres apprécieront qu’on leur fiche la paix.

On aurait tort de penser que cela concerne des lieux en particuliers. En réalité, les humoristes se programment entre eux et certains évaluent en permanence chaque prestation au lieu de faire preuve de clémence quand les choses tournent mal. Le phénomène est donc plus individuel que collectif : les justiciers autoproclamés de la vanne peuvent amener certains à l’autocensure…

Ressenti ou censure réelle ? Même s’il s’agit simplement d’humour, on pourrait faire un parallèle avec la loi Avia et ses multiples tentatives de réglementation. En effet, parfois, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Les réactions émotionnelles, qui font partie des thèmes du dernier spectacle de l’humoriste Haroun, ne sont pas le meilleur guide… Chacun devra y réfléchir et prendre les responsabilités de ses choix envers les autres artistes…

Lutter contre la cooptation : l’enjeu majeur du stand-up actuel

Au-delà des lieux, il y a donc un véritable défi de programmation à Paris. Il est documenté dans la presse comme dans les discussions des nouveaux humoristes. Soit on a des programmations volontaristes et thématiques, soit on a des cooptations qui aboutissent à des formatages. On a une telle richesse de talents, mais chaque bande évolue avec des œillères. Sans porter celle d’à côté, parfois même en réponse au rejet de l’autre bande…

Cela rend plus complexe la détection de talents. Il faut aller partout, sinon vous verrez un mince échantillon à peine représentatif… Par exemple, j’ai lu récemment sur un réseau social que John Sulo était la nouvelle étoile montante du stand-up français. Sur quelle base puis-je vérifier une telle affirmation ? Je l’ai vu au Paname Art Café il y a un an ou deux. Il est drôle et le Point Virgule le convie à jouer lors d’exceptionnelles. Mais de là à l’ériger en une étoile montante (la seule qui plus est, à en croire leur community manager)… Les communicants de ce monde ont complètement craqué.

Faire émerger l’originalité humoristique : l’idéal à poursuivre inlassablement

On m’objectera que j’aime les originaux, ceux qui privilégient la qualité à la quantité de rires et nécessitent une promotion accrue. Mais pensez-vous franchement que les artistes qui jouent à Madame Sarfati peuvent tous remplir des salles sans un coup de pouce promotionnel ou une cooptation ? Clairement, leur seul talent artistique ne suffit pas, car il est encore à construire. Certains ne cherchent même pas à construire un spectacle (pour suivre les traces de leurs idoles américaines…). Et même les meilleurs ont besoin de promotion, alors…

Il est urgent de diversifier les talents, de donner la chance à d’autres personnes. On objecte souvent, pour les femmes humoristes par exemple, qu’elles ne sont pas assez drôles pour bénéficier de telles cooptations. Mais pensez-vous vraiment que les hommes humoristes qui réalisent leurs premières grosses scènes sont prêts à faire rire le public ? Ou alors est-ce l’accumulation d’opportunités qui leur permet d’exister plus vite ? On peut aussi opposer le stand-up des comedy clubs à celui des plateaux d’humour alternatifs… Ça marche aussi.

Il faudra bien sûr faire attention dans ce manège qui fait osciller les talents entre méritocratie et piston. Pour le moment, chaque gérant de comedy club a sa politique et il devient plus facile de trouver son chemin en tant qu’artiste. Les choses avancent. Bientôt peut-être, on n’entendra plus les mots « c’est mon gars sûr » prononcés par un type qui annonce l’artiste suivant alors qu’il ne le connaît pas. Rêvons un peu…

Comedy clubs, médias, public : la quête des nouveaux talents doit être personnelle

On n’obtiendra jamais l’égalité des chances et probablement pas la parité. Cependant, l’espoir naît dans la concurrence et l’innovation des plateaux indépendants.

C’est à chacun de bosser en son âme et conscience, avec la passion de l’humour comme moteur, pour amener les talents au public. Pasquinade, dont nous vous avons parlé il y a quelques temps, répond exactement à cette problématique. Autre exemple : les organisatrices du plateau le Cercle du rire, Anissa Omri et Elsa Bernard, accompagnent les femmes qui se lancent (répétitions…) et s’entraident pour les faire jouer dans de bonnes conditions.

Autre enjeu crucial : les médias ont la responsabilité d’expliquer pourquoi ils assurent la promotion de certains au détriment d’autres avec le plus de transparence possible. Il faudra laisser une part au parti-pris et à la sensibilité individuelle, mais toujours l’expliquer et se préparer à rendre des comptes.

Il faudra aussi que le public accepte de ne pas prendre les critiques et recommandations comme des vérités incontestables. Surtout que les critiques ajoutent parfois une dimension politique à leur prisme de sélection artistique. Cela fait partie du jeu, mais cela peut pénaliser certains artistes si tout le monde est du même avis. Ou si les critiques sont peu nombreux.

Soyons intelligents dans nos choix artistiques, qu’on soit programmateur, spectateur, humoriste ou journaliste. C’est la seule manière de reprendre le contrôle sur l’amas d’humoristes qu’on nous impose ou dissimule à longueur de journée dans les comedy clubs comme ailleurs. C’est à chacun d’aller puiser dans la richesse humoristique des comedy clubs, des théâtres et des plateaux d’humour.

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