L’avis de Michel Boujenah sur le stand-up : notre analyse
Le 14 février dernier, tout le monde parlait de la Saint-Valentin… Sauf Michel Boujenah qui parlait stand-up sur Radio RCJ. Cette fête cachait ainsi l’une des interviews les plus éclairantes et hilarantes sur l’état de l’humour en 2024.
Le combat de la Saint-Valentin : Michel Boujenah vs. Sam Berreby
L’interview de Michel Boujenah se passait sur l’émission de stand-up de Radio RCJ. L’animateur, Sam Berreby, tourne dans les comedy clubs depuis 2 ans. Notez qu’on n’avait jamais entendu parler de lui avant et que la qualité de ses vidéos sur Instagram l’explique en partie. Face à lui, Michel Boujenah se produit au théâtre depuis 50 ans (selon Wikipédia). Le choix de musique d’introduction, Eye of the Tiger de Survivor, donne le ton de l’heure qui va suivre.
Je découvre le replay de l’émission deux jours plus tard, par l’intermédiaire de Jessie Varin. La directrice de la Nouvelle Seine apparaîtra dans la deuxième partie du show dans une prise de parole assez classique.
Dès le début, Michel et Sam évoluent donc dans des mondes parallèles. Pour une raison indéterminée, Michel Boujenah se (dé)bat contre le stand-up et pour le monde de l’imaginaire et des personnages avec force virulence. Face à lui, le néo-stand-upper se fait vampiriser d’une question à l’autre, tentant de riposter en bredouillant des débuts de phrase qui le mettent tous KO.
Si je pose ce contexte, c’est pour que vous compreniez la teneur des propos que vous entendrez. Sur le stand-up, Michel Boujenah étire son point de vue, quitte à en devenir de mauvaise foi et se tromper à plusieurs reprises… Mais il gagne la partie, parce qu’il connaît mieux l’industrie du stand-up que son adversaire. Un adversaire pourtant englué dans les usines à rire.
Michel Boujenah vs. le stand-up : vaut-il mieux dire la vérité ou mentir sur scène ?
Michel Boujenah invoque les classiques de la littérature et du théâtre pour justifier l’impératif de mentir sur scène. Il n’en a rien à faire de la vie de tous les jours de « tous ces stand-uppers qui ont 22 ans ». Pour lui, l’idéal, c’est l’imaginaire. Sans imagination, point de comédie, point de décalage.
Le point de vue de Michel Boujenah sur le stand-up peut cependant vous faire bondir de votre chaise. Comment ? Le stand-up repose sur du vrai, sinon cela pourrait être narré par n’importe qui. Vous me direz, n’importe qui peut monter sur scène. Certes…
Dans ce cas, comment démêler le vrai du faux dans le LOL ? L’important, c’est que le contrat tacite entre le public et l’artiste soit respecté. Je cite souvent cet épisode de How I Met your Mother où Marshall se fait agresser à Central Park. Mais par qui ? Un homme ou un singe ? Dans l’épisode, Ted penche pour la vérité, tandis que Barney préfère le mensonge (Ô surprise !). Ted affirme ainsi que les gens n’aiment pas qu’on leur mente. Barney rectifie : « faux, les gens n’aiment pas découvrir qu’on leur a menti ».
L’humour est donc cet espace magique où l’on part du réel pour y ajouter de la poésie, du décalage, de l’exagération… La vérité se retrouve manipulée pour générer des rires.
Ce qui est préjudiciable, c’est de trahir le contrat entre l’artiste et le public. Il faut surtout donner l’illusion d’une réalité, savoir raconter des histoires. C’est pour cela que le storytelling est si captivant, et l’était bien avant le stand-up, par ailleurs… Si ce qu’on vous raconte est fidèle au réel n’importe pas forcément. Tout dépend du contrat passé avec le public…
La tenue de scène doit-elle se distinguer de celle de tous les jours ?
Cette question me plaît beaucoup. En réalité, la plupart des tenues des bons artistes répond à une réflexion stratégique. S’habiller de la même manière à la vie comme à la scène peut servir au comique. Ce sont par exemple les fameux « t-shirt Décathlon » de Pierre Thevenoux.
Dans l’un des premiers livres sur le stand-up que j’ai lus, la question de la tenue occupait une vraie place. Ça s’appelait Off the Mic, et vous pouvez retrouver mes impressions dans cet article de 2017.
Je repense aux prestations de Morgane Cadignan ou Tania Dutel à l’Européen. Leurs tenues ne sont clairement pas celles de tous les jours. Si vous regardez les specials sur Netflix, forcément basés sur l’image, vous pourrez saisir cette réflexion.
Je formulerais une réponse de normande : selon moi, ça dépend. L’écueil de l’interview, dû au déséquilibre entre les protagonistes, c’est la multitude de généralités. Comme Sam Berreby n’arrive pas à écouter et à creuser en posant les bonnes questions, on passe à côté. Je dirais juste : vous imaginez vraiment Nathanaël Rochat habillé comme un représentant de la France à l’Eurovision ? Donc par Jean-Paul Gaultier ? Et je vais même surenchérir avec cette vidéo pour me sortir de ce débat épineux… Elle n’a pas marqué son époque pour rien !
Les personnages et le théâtre pulvérisent-ils le stand-up des comedy clubs ?
Cette question a désormais remplacé le célèbre « Peut-on rire de tout ? », ou presque. On va encore s’écharper longtemps sur ce bout de gras, bien mâché désormais. La légende raconte que la future pandémie partira de cet os rongé à souhait.
Bon, j’arrête avec cette métaphore (jamais faire trop long, n’est-ce pas ?). Plus sérieusement, Michel Boujenah va forcément plaider la cause des personnages. Il occulte malheureusement la présence du jeu dans le stand-up… Mais sur ce point, tous ne jouent pas le jeu (sic !).
Le stand-up est une discipline bien plus large que celle qu’on entrevoit dans les comedy clubs. Disons que la discipline fait des émules, et quand vous apprenez un métier, vous passez par une phase d’imitation. C’est pour cela qu’un style se démultiplie d’un artiste à l’autre, qu’il faut trouver « son clown ». Et un clown, ça joue la comédie — voilà qui tombe bien !
Quand le stand-upper trouve son clown
L’exemple qui me vient d’emblée, c’est Adrien Montowski. Il fait du stand-up en comedy club… mais personne d’autre ne pratique la discipline comme lui. Il a mis plusieurs années à trouver ce personnage scénique. Aujourd’hui, il lui donne corps en utilisant toutes les cordes à son arc. La voix, la gestuelle et les mouvements pour accompagner chaque temps fort de la blague… Ça, c’est pour le format court. Dans son spectacle, vous avez le droit à des saynètes, du mime, du jeu… Les limites du stand-up classique sont dépassées avec une maestria qui le place dans une autre dimension. Je suis sûre que Michel Boujenah aurait un fou rire si fort qu’il y succomberait presque…
En réalité, la réponse à cette question est simple. C’est la même chose que pour les jeux de mots. Vous pouvez tout vous permettre si vous avez du talent. Avis aux comiques : faites comme bon vous semble avec votre talent et votre force de travail… Le public aura le dernier mot : s’il rit, vous avez gagné.
Le stand-up est-il un marchepied vers une carrière au cinéma ?
Pour Michel Boujenah, le stand-up est clairement un tremplin cinématographique. Les exemples de cette mascarade sont nombreux, malheureusement. Cependant, le diable se cache dans les détails. Certaines personnes sont légitimes dans leur quête cinématographique, tandis que d’autres veulent être des stars.
Parfois, c’est un peu hybride, même. Ahmed Sylla évolue dans cet interstice, par exemple. Si vous lancez l’un de ses spectacles sur Canal, vous avez juste envie de le tarter. Il joue avec ses muscles, se prend pour Dieu dans son teaser… et je n’ai jamais vu la suite tant l’écœurement me saisissait. Maintenant, il évolue sur scène et au cinéma. Pourquoi le fait-il ? Pour la gloire, pour l’art ou pour les deux ? Je ne le connais pas assez pour vous répondre. Autre exemple : Blanche Gardin. Qui oserait dire qu’elle a utilisé le stand-up pour le cinéma ? Pourtant, elle a fait la bascule…
L’important, quand on monte sur scène, est d’avoir quelque chose à dire ou à défendre. Pas forcément à travers des messages ou une politisation. Il faut avoir envie de prendre le micro, que cela vous démange si fortement que vous vous présentiez à nous par obligation.
J’ai une pensée émue pour les puristes du stand-up, comme Louis Dubourg ou Paul Dechavanne, qui n’ont aucune envie de se frotter au cinéma. Et à l’inverse, j’ai une pensée empreinte de panique quand je vois ceux qui font la bascule de YouTube à la scène… Il y a des opportunistes, des puristes, des gens qui se battent pour faire VTEP — il faut juste prendre le temps de choisir qui nous fait rire. En cela, les plateaux d’humour à la programmation secrète sont ma kryptonite.
Peut-on faire rire sans souffrance ?
Quand un vieux briscard nous avance ça, il vise souvent les jeunes, ceux qui n’ont rien vécu. C’est pour cela que le contexte est important : écoutez bien tout le propos pour comprendre ce que Michel Boujenah veut dire.
Pour lui, la réponse est un non catégorique… mais il saura aussi apprécier des artistes très différents les uns des autres. Il cite notamment Paul Mirabel et sa poésie. D’autres estiment que la météorite du stand-up moderne se contente d’une forme assez mécanique et d’un fond perfectible. Félix Dhjan, l’amateur de nuances, adorerait sûrement creuser entre les lignes de ces argumentaires…
Chronologiquement, j’ai écouté l’interview le lendemain d’une représentation de Rémi Boyes. Ce stand-upper de grande qualité rit de légèreté, de ce mec qui ne semble rencontrer aucun problème. Et ça marche !
Bien sûr, l’arrière-goût est étrange : mais comment fait-il pour se présenter à nous avec sa simple gouaille et son naturel ? Les réponses, là encore, ne sont pas évidentes. Cependant, le constat est là et le contre-exemple fonctionne. J’aurai l’occasion de vous formuler une critique détaillée et de pronostiquer sur des spectacles ultérieurs plus profonds. Pour cette question, plusieurs écoles s’affrontent. Ceux qui pensent qu’il faut trimballer ses névroses, mais aussi ceux qui pensent qu’il faut les guérir avant de les transformer en blague.
De l’importance de critiquer les spectacles sur leur potentiel comique plutôt que sur un « message-omètre »
L’essentiel, c’est d’éviter d’être lisse, de construire de la comédie avec son matériel. Qu’il soit joyeux ou mélancolique, tout dépendra du spectacle. Revenons à ce fameux contrat public-artiste.
Je n’irai pas voir un spectacle uniquement sur l’inceste parce que le sujet ne me donne pas envie… Mais ce spectacle rencontre un certain public, alors pour d’autres, le contrat fonctionne. Le vrai problème avec ce sujet, c’est le traitement médiatique des spectacles. La presse va souvent préférer ce type de spectacle car l’angle est plus aisé à trouver. Le risque, c’est de ne pas savoir si le spectacle est drôle à la lecture de l’article car le journaliste s’attache au message en premier lieu. Ou bien à ce que sa prod ou son attaché de presse veut bien lui raconter…
C’est la même chose pour les spectacles qui défendent des messages féministes. Le journaliste a le devoir d’expliciter ce qui est drôle pour situer l’artiste dans le spectre comique. Dans les faits, il ou elle s’y attelle rarement. C’est aussi pour cela que ces mêmes journalistes réduisent les stand-uppeuses à leur genre/cause et que Mahaut a pu se plaindre sur les réseaux car on ne l’interroge jamais sur son travail… C’est le serpent qui se mord la queue !
Redouane Bougheraba est-il un GO du Club Med ?
L’humoriste GO du Club Med a beau être la pire espèce pour les amateurs de bon rire… Sa piquette est savoureuse pour les algorithmes ! L’un de ceux qui cristallisent le plus l’opinion en la matière, c’est Redouane Bougheraba.
Quand Michel Boujenah a qualifié les artistes qui vannent le public comme lui de GO du Club Med, j’ai jubilé. Merci, Michel, car je ne peux pas l’écrire sans un minimum de préliminaires du verbe. À l’ère post-Skyblog, on m’aurait intenté de jalousie, comme à la belle époque des rageux de la plateforme.
Les artistes qui font des « impros » sur les réseaux pullulent. Tania Dutel disait dans le podcast Frat Pack que Redouane le faisait bien, et qu’il a entraîné une mode délétère sur les réseaux. Mais je ne suis même pas sûre qu’il le fasse si bien. Quand bien même, les algorithmes ont failli faire oublier au collectif que Kheiron excellait dans la discipline, avec une éthique de travail qui lui permettait de rester légitime…
Des impros pour faire l’impasse sur le travail comique ?
Le problème de Redouane Bougheraba, c’est que l’éthique de travail, il semble se la mettre au cul. Des artistes présents au Montreux Comedy Festival me rapportaient une désinvolture qui rappelle celle de Jamel, Éric et Ramzy sur les plateaux de H ou à la sortie de Double Zéro.
M6, qui le suivait dans un reportage pour 66 Minutes, ne pouvait que constater sa contre-performance à Miami, juste après avoir visité la même boutique chic que Kilian Mbappé. Les spectateurs qui notent son spectacle en tournée 1/10 sur les sites de billetterie sont nombreux. Mais ça, le présentateur de Clique, Mouloud Achour, s’en contrefout et continue d’ériger son pote, sa pépite personnelle, au Panthéon du stand-up.
Les interactions ne sont pas de l’improvisation
Le problème, quand on parle de ces « impros », c’est qu’on confond improvisation et interaction. Le glissement de vocable est passé dans le langage courant… Au grand dam des vrais improvisateurs (allez voir « Les ours dans ta baignoire », vous verrez la différence…).
Ainsi, Redouane Bougheraba représente quelque chose de puissant. Sa légitimité passe par les chiffres, les stades remplis, la satisfaction des algorithmes. C’est comme les comédies françaises à succès qui laissent un arrière-goût de médiocrité pour certains. D’autres trouvent ça suffisamment fun pour s’en contenter. D’autres cherchent même le clash pour s’offrir du frisson. Ils pourraient demander la même chose à leur patron, mais ça aurait des conséquences négatives sur leur quotidien…
Quand l’algorithme redessine l’image du stand-up
Et c’est pour ça que pendant très longtemps, j’ai laissé Redouane faire ses improvisations sans en parler. Je le voyais au Paname, ce n’était pas dérangeant. Une amie à moi l’avait trouvé hyper misogyne et ça m’a mis la puce à l’oreille. Mais bon, au Paname, à l’époque, il n’était pas tout seul sur cette ligne…
Redouane est devenu un problème pas pour ce qu’il est, mais pour l’association que l’on fait de ses prestations avec le stand-up. Le grand public s’habitue à l’idée qu’un spectacle de stand-up prenne la forme d’interactions qui virent au clash sur les couples du premier rang. C’est aussi lié à l’envie des artistes de garder leur matériel au chaud pour la scène.
Redonner ses lettres de noblesse au vrai stand-up : pourquoi Michel Boujenah vise juste
Fary, qui veut ériger le stand-up au rang d’art à part entière, doit en frissonner de colère. Ce n’est pas un hasard si, pendant l’épisode de Mike Ward Sous écoute avec Jason Brokerss et Thomas Wiesel, ces derniers infligeaient un tacle discret et très propre à leur collègue…
Merci, donc, à Michel Boujenah. Il a su mettre des mots sur un effet de mode délétère pour l’image du stand-up dans une interview où il semblait saoulé à l’extrême par son interlocuteur. Les GO du Club Med devenus humoristes, on les connaît. Édouard Deloignon, Kostia… Tous ces hommes passés par là ont dû s’émanciper de leur métier d’antan pour devenir artistes. À ce petit jeu, tous ne réussiront pas.
Eux-mêmes en souffrent, parce que l’algorithme se contrefout de leur potentiel comique. Il cherche leur viralité. En attendant, je n’ai toujours pas vu Édouard en spectacle… Malgré ses compétences d’intervieweur (Sam Berreby, tu vois, c’est possible…) et son parcours atypique. Le serpent qui se mord la queue, je vous dis !
Michel Boujenah est en tous les cas une légende de l’humour. Mon admiration pour lui me semblait naturelle. Cette interview improbable me permet de le comprendre. Ne venez plus jamais me dire que les comiques du monde d’avant n’ont rien à nous apprendre…