Lausanne-Morges en juin ft. Yacine Nemra, Thomas Wiesel & Charles Nouveau

Juliette Follin 23/06/2025

Du 12 au 14 juin dernier, j’ai entrepris un énième périple en Suisse. Au programme, initialement : découverte du P’tit Ch’nit avec Charles Nouveau et Thomas Wiesel. En invité surprise, le festival Morges-sous-Rire, à la renommée francophone incontournable. Pour voir un invité surprise, justement, de cet événement. En l’espèce : Yacine Nemra et son spectacle Yacine Nemra est faible. Voici le compte-rendu de ce reportage, agrémenté de réflexions diverses. Bonne lecture !

Première partie : entracte météo avec Blaise Bersinger, huit ans plus tôt

Il y a huit ans, Blaise Bersinger composait la chanson « Foulalalalalalala ça fait trop chaud ». Pour ce huitième anniversaire, cet air aussi loufoque qu’entêtant devenait donc réalité. Ma première canicule de l’année est donc vaudoise. Oui, à Paris aussi, bien sûr. Mais aucun orage apocalyptique ne nous permettait de sortir de la moiteur ambiante.

Première escale : Charles Nouveau et Thomas Wiesel au P’tit Ch’nit

Première étape du périple, après un bref saut dans les studios de Couleur 3 : le P’tit Ch’nit. Le lieu, Liquors, est un club où Charles Nouveau confesse s’être pris plein de rateaux. À son arrivée, on lui demande s’il a déjà été sobre dans cet antre clubbing. Plus qu’on ne le pense, semblait-il répondre. Je parle au conditionnel car la fournaise m’assomme déjà.

Sans surprise, j’ai maladroitement renversé mon verre et craint que les artistes ne viennent se casser la gueule sur mon accident du soir. I’m too old for that shit. Une fois le passage sécurisé par un carton de fortune habilement posé au sol, seul un éventuel bide pouvait les frapper. Les risques du métier balisés, Charles Nouveau puis Thomas Wiesel gagnaient la scène pour tester leur nouveau matériel.

Charles Nouveau brille entre storytelling haletant et phrasé iconique

Apparemment, Charles Nouveau n’a pas offert au public ce qu’il devait jouer. Néanmoins, cette demi-heure de blagues mobilisait tout son talent. Au programme : son arbre généalogique et son parcours de privilégié à l’international qui prend l’ascenseur social à rebours. Sur la forme, on retrouvait ses signatures et expressions typiques. Un storytelling haletant, des phrases qui s’arrêtent sur un « c’est spectaculaire », des act outs et un phrasé qui embarquent, bercent et font mouche.

Certes, il semblait hésitant en arrivant sur scène, comme s’excusant de faire autre chose que du sûr. Peut-être un syndrome de Stockholm de la pression du jugement de Paris ? Le nyonnais en revenait tout juste, s’excusant d’avoir chopé l’accent parisien qu’il mettrait quelques jours à détricoter. En tout cas, la magie opérait sur le public, qui troquait de premiers rictus timides en franche rigolade.

Thomas Wiesel disserte sur les écrans en terrain conquis

Comme Charles Nouveau, Thomas Wiesel arrive sur scène en terrain conquis. Si je les mets sur un pied d’égalité car je les ai découverts en même temps au Jamel Comedy Club, le public connaît encore plus le Lausannois. Le stand-up est autant une affaire de rythme que de propos. Là encore, aucun dépaysement en vue pour le héros local. L’introspection de Charles laisse place à un segment de spectacle thématique. Fait étonnant : quand tout le monde évoquait les écrans dans l’actu, il blaguait sur le travail. Aujourd’hui, j’ai l’impression que l’espace médiatique sature sur la question des conditions de travail, révolutionné par l’IA (et un peu les écrans, soit). Et pourtant, c’est à ce moment-là que Thomas choisit ce sujet-là.

Sur le moment, ça m’a étonnée. Mais en réalité, le thème ne peut être plus transgénérationnel. De son propre aveu, ce spectacle est l’un des plus durs à accoucher. En effet, le sujet est si vaste qu’on peut concevoir le show comme une liste de sujets, à l’instar de l’émission dominicale « Les beaux parleurs » où les débats s’enchaînent. C’est la direction vers laquelle Thomas tend actuellement. Un exercice pas si simple, tant chaque spectateur peut nourrir des attentes singulières. Entre parenthèses, rendez-nous les anciens beaux parleurs ! La tête que tirait Blaise à mon retour devant des propos unanimement anti-féministes en disait long…

Digression difficile : les réactions au premier degré par écran interposé

Surtout, nous vivons une époque où les artistes s’exposent davantage à des réactions premier degré. Dans la même semaine, alors que certains sites porno bloquaient l’accès aux Français, Marine Leonardi et Urbain rapportaient des réactions plus « premier degré » que jamais à des blagues. Les vidéos verticales sorties de leur contexte font que les gens voient des sortes de PNJ leur parler de sujets qui les touchent particulièrement, algo oblige. Alors ils commentent en racontant leur vie, en ajoutant des arguments, n’ayant aucune foutue idée qu’ils sont sur des contenus d’humoristes qui montent sur scène.

Ne croyez pas que je me sente au-dessus de la mêlée. En y réfléchissant bien, j’ai senti que quand le sujet n’est pas introspectif, on peut autant apprécier un show car il parle de nos préoccupations du moment que car il nous fait rire. C’est ce qui m’a amené à ne pas pleinement apprécier le rodage du précédent spectacle de l’humoriste Haroun, SEULs. Je pensais qu’il traiterait de la solitude, alors qu’il n’en était rien. Mes vieilles attentes narcissiques m’ont gâché la fête.

Quand les humoristes deviennent aussi cultes que les persos de sitcoms

Si je vous en parle, c’est aussi parce qu’on arrive à un stade où on connaît les humoristes. Ils doivent donc se renouveler et risquer de décevoir davantage qu’un artiste qui se lance depuis peu. Sur des sujets comme l’actualité, où ils font partie du décor (Thomas va probablement prendre place dans les studios de la 1ère ce dimanche — en fait, c’était Blaise), comment continuer à captiver les foules ? Comment surprendre, surtout, quand on connaît le comique sur scène ?

La question n’est pas simple, même si Thomas et Charles ont l’affection du public de leur côté. J’ignore quelle sera l’orientation du spectacle de Thomas, s’il va faire focus sur un aspect des écrans ou continuer ce millefeuille comique. Ma certitude, c’est que je vais aimer ce spectacle, qu’il me surprenne ou non. Est-ce qu’il aura ma préférence par rapport aux autres opus ? Mon intérêt pour l’introspection m’amène à pencher vers Ça va, mais c’est une appréciation personnelle. Quoi qu’il en soit, le stand-up thématique sur l’époque ou l’actu n’a pas besoin d’originalité ou de grandiloquence. Juste beaucoup de recherche approfondie et de maturation avant de finir… sur un écran.

Rencontre du 3e type à Morges-sous-Rire : Yacine Nemra est faible, et pourtant très, très fort !

Le lendemain, je ne devais rien faire — et sans wifi ou écrans, de surcroît. Mais grâce à Chicandier, le destin a changé mes plans. Malade, l’artiste d’une autre époque a laissé la place à l’avant-garde. Yacine Nemra, celui dont je rêvais presque de voir le spectacle, atterrissait dans la programmation du festival Morges-sous-Rire, un vendredi 13 à 21h30.

Breaking news : Julien Doquin de Saint Preux vainqueur du tremplin Morges-sous-Rire 2025

Le festival de Morges a une belle renommée à l’international. C’est l’un des lieux où l’on choisit la pépite qui va représenter son pays en francophonie. Cette année, Julien Doquin de Saint Preux succède à Adrien Laplana. Ma première réaction a été une forme de scepticisme. J’apprécie son travail, mais je me demandais qui étaient ses adversaires. En regardant le palmarès du tremplin, je découvrais un autre problème, bien plus grave. Cinzia Cattaneo a été la seule femme à remporter ce concours.

Si l’on regarde l’écosystème de l’humour suisse, la scène est bien plus paritaire que cela. D’après certains retours, certaines artistes en vue, voire aguerries, ont postulé par le passé, sans aboutir sur une sélection. D’après la programmatrice du Théâtre de Beausobre de Morges-sous-Rire, cette année est bien plus féminisée, là où précédemment, il fallait chercher les femmes. La réponse se situe peut-être dans l’opacité des processus de sélection de manière générale, susceptible d’engendrer une discrimination indirecte. Car une recherche de plusieurs coupures presse montre que la directrice de ce théâtre, en place depuis plus d’une décennie, a clairement un ancrage terrain et une réputation solides.

Les gagnants du tremplin de Morges-sous-Rire depuis 2014

AnnéeArtiste
2014Nathanaël Rochat
2015Christian Mukuna
2016Jessie Kobel
2017Antoine Maulini
2018Thibaud Agoston
2019Cinzia Cattaneo
2020Bruno Peki
2021Pas de tremplin
2022Lord Betterave
2023Neal Maxwell
2024Adrien Laplana
2025Julien Doquin de Saint Preux

En regardant la concurrence sur le tremplin 2025, je m’apercevais que Julien avait bien plus de bouteille en tant qu’artiste que les autres. Pas forcément sur la scène stand-up, malgré un premier spectacle joué au Théâtre Boulimie, mais en radio, en théâtre, devant et derrière la caméra, vous avez là un mastodonte comique. Un profil institutionnel capable de mettre les mains dans le cambouis. C’est en réalité un artiste très discret, qui peut passer sous les radars. De fait, on peut le sous-estimer ou ne pas voir d’exubérance, là où un profil comme Yacine Nemra marque durablement les esprits. Mais contrairement à ses camarades de jeu, l’aura médiatique joue en sa faveur.

Ascenseur de vie comique : Charles Nouveau et Julien Doquin de Saint Preux en mode chassé-croisé

Comme ma première intuition à la découverte du show de Thomas Wiesel, en l’espace de 24 heures, je me plantais donc coup sur coup sur le potentiel de Julien. En prime, un artiste comme lui est plutôt exportable, puisque quand je l’ai vu à Paris, il proposait du stand-up de niveau de certains comedy clubs sans trop s’épancher sur des régionalismes vaudois. Originaire de Vitry-sur-Seine, Julien va-t-il revenir au bercail et se faire un nom sur la scène française ? Rappelons qu’il est passé de NRJ à Paris à Couleur 3 à Lausanne, un ascenseur de vie excédentaire par rapport à notre compère de la veille, Charles Nouveau.

En résumé, si d’extérieur, on a l’impression qu’on désigne un gagnant parmi le pool d’artistes locaux de manière aléatoire, la réalité est toute autre. Sur la feuille de match, son nom sortait ainsi clairement du lot. En 2024, son spectacle à Boulimie avait un pitch ambitieux, même si ces extraits stand-up dévoilaient quelque chose de plus lisse. C’est donc un mystère que nous pourrions tous, en tant que public, élucider dans les prochaines années. Celui que Valérie Paccaud a toujours loué pour sa rigueur et sa fiabilité en a encore sous le pied… Mais a-t-il l’ambition de monter en puissance ? Affaire à suivre !

Yacine Nemra, membre émérite du club des OVNI du rire à Morges-sous-Rire

Retour à la réalité du terrain. Morges n’est qu’à une dizaine de minutes de Lausanne, et c’est en plein air, dans une arène entourée de bottes de foin nommée la Paille, que Yacine Nemra allait se produire. Son spectacle, Yacine Nemra est faible, aurait simplement pu traiter de santé mentale ou d’hypocondrie comme de nombreux autres opus du moment. Mais en réalité, ce show est un festival dans le festival.

Pas tout à fait seul sur scène, il vient accompagné d’un micro sur lequel on peut voir deux yeux collés. Le micro s’appelle André, et il a une conscience qui l’amènera à roaster l’artiste en fin de show. C’est barré, à mi-chemin entre Ambroise et Xavier et Julien Santini. Comme le disait Urbain dans l’épisode Plutôt caustique paru le même jour, les OVNI du rire qui sortent du lot mettent un coup de pied dans la fourmilière et redynamisent toute l’industrie. Yacine a ce pouvoir de catalyseur, et s’il coupait encore plus dans son texte, il livrerait une copie parfaite.

Mais, quelque part, Yacine Nemra semble déstructuré, est toujours en retard, même s’il produit toujours des chroniques en radio sur un format minuté à la virgule près. C’est cette précision dans l’imprécision, cette folie douce teintée de rigueur d’un homme ayant la tête dans les nuages qui offre une œuvre singulière, immanquable. On espère qu’aucun vaisseau spatial viendra nous kidnapper celui qui, peut-être, sera le premier à jouer sur une autre planète.

La morale du périple : des collaborations artistiques salutaires et un besoin de diversification dans la programmation locale, malgré l’excellente programmation globale du Morges-sous-Rire festival

Et comme d’autres artistes du coin comme Yoanna Sallese, il a l’intelligence de bien s’entourer pour cadrer cette folie furieuse. On doit la mise en scène à Tiphanie Bovay-Klameth. Ce nom ne vous dit peut-être rien, mais comme Julien Doquin de Saint Preux, vous ne devriez pas sous-estimer une personne qui a œuvré pour les Deschiens. Et pour Valérie Paccaud, toujours Valérie (voir la critique de la pièce Les gens meurent). Indépendamment de son prestigieux CV, cette comédienne obtient ainsi d’excellents résultats sur la structuration des spectacles. Croyez-en mon regard, elle a encore réalisé un super boulot avec Yacine, tout en conservant son identité artistique.

En résumé, ce week-end m’a rappelé que quand il fait trop chaud, il faut prendre gare aux jugements hâtifs. Placarder une critique sur des rodages est clairement prématuré pour le duo Wiesel-Nouveau d’un soir. De même, Julien Doquin de Saint Preux mérite assurément sa victoire à Morges-sous-Rire. Cependant, puisque la Suisse a à maintes reprises fait l’objet de mises en avant de @pasdemeufsdroles, nous appelons les programmateurs de Romandie à questionner leurs processus de sélection. Même si, à l’instar de ce papier illustré par trois hommes, c’est un élément isolé qui cache un travail sur la parité de longue haleine. Donatienne Amann jouait le même soir que Yacine Nemra, mais j’ai déjà eu l’occasion de la voir sur scène (lire la critique ici). En bref, creusons chacun de notre côté et nous trouverons immanquablement les pépites du rire !

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