À qui les critiques humour de France Culture s’adressent-ils ?
France Culture organise régulièrement des débats sur l’humour et son actualité avec deux experts. Guillaume Orignac et Adrien Dénouette ont tous deux publié un essai pour initiés dans une collection obscure. Pour une radio qui a comme slogan marketing « l’esprit d’ouverture », les deux compères semblent surtout parler pour eux-mêmes.
Quand France Culture critique l’humour sur Amazon, Netflix, et Bolloré TV
Or grâce à la ligne éditoriale de la radio, ils se retrouvent à gloser sur des programmes affiliés à des plateformes américaines. Après leur analyse de Comedy Class, on les retrouvait sur un thème qu’ils affectionnent particulièrement : le roast. En mars 2023, ils décrétaient que la pratique ne fonctionne pas en France (émission à retrouver ici).
Les voici donc de retour pour parler du plus grand hold-up marketing du stand-up. Redouane Bougheraba se produisant dans des grandes salles, il faut donc en parler. En effet, sur France Culture, on cède aussi au concours de « qui a la plus grosse ». Soit.
L’écoute de cette émission s’avère très instructive sur le flou artistique autour du roast. Mal défini dans la demi-heure d’antenne, il se retrouve amalgamé avec un autre terme anglais : le crowd work. On pardonnera les deux compères, car habituellement, les critiques confondent crowd work et improv.
Roast, crowd work, improv : de quoi parle-t-on avec ces termes de l’Oncle Sam ?
Procédons donc à quelques définitions, que je vous laisse compléter dans l’espace commentaires si vous le souhaitez. Voici donc ce que j’en ai compris.
Le roast consiste à convoquer plusieurs artistes sur scène qui vont s’invectiver et se chambrer à travers des blagues. L’une de ses déclinaisons virtuoses et virulentes, l’insult comedy, a pour maître le regretté Don Rickles. Pas d’insultes à proprement parler — juste des saillies sauvages qui touchent en plein cœur le public et d’autres protagonistes. Merci à Éric Cohen pour le tuyau, car je ne connaissais pas le concept… Le roast peut en tout cas se traduire par « rôti(ssage) », comme l’explique Tristan Lucas dans la vidéo ci-dessous.
Le crowd work (qu’il m’arrive d’écrire tout attaché), c’est le « travail de foule » comme le traduit Louis Chappey dans son spectacle éponyme. En somme, l’artiste discute avec le public, creuse en posant des questions plus ou moins intimes, plus ou moins poussées (parfois pour nourrir ses réseaux). À mon sens, il s’agit des « interactions avec le public », même si le terme peut être trop générique. Demander à quelqu’un son prénom, s’il va bien et, le cas échéant, s’il est en couple, est une interaction assez pauvre. D’autres interactions sont ainsi plus poussées et peuvent s’apparenter à du chambrage. C’est le cas pour Elena Nagapetyan, qui chambre avec classe, respect et ne fait pas l’impasse sur un spectacle, elle ! Redouane devrait en prendre de la graine ! Et l’humour sur France Culture profiterait d’un bel éclairage si on parlait d’elle aussi… Je pose ça là !
Lost in translation
Et c’est là où les termes se superposent. L’une des traductions de « roast » sur le dictionnaire en ligne Reverso est « chambrer ». On a là un quiproquo linguistique… En effet, les pratiques de roast entre collègues humoristes et de chambrage du public sont bien distinctes.
Autre problème de type Lost in translation : on estime que les interactions avec le public sont improvisées. Comprenez : non écrites à l’avance. Or comme le décrit très bien Kheiron, un improvisateur de sa trempe puise dans des bases de données de séquences écrites à l’avance pour offrir une repartie optimale. Le public croit que tout se joue sur le moment ; or la préparation est indispensable pour en faire un fonds de commerce.
Cela n’a rien à voir avec l’improvisation théâtrale, ou improv. Vous savez, le truc avec un arbitre qu’il faut accueillir en le huant : les matches d’impro. Il y a même des confrontations entre nations, cela se joue parfois sur des patinoires comme le hockey sur glace…
Le roast francophone vu du terrain : quand on traque le talent, bizarrement, ça marche…
On le comprend aisément : toutes ces pratiques n’ont rien à voir. Alors évitons de commettre les mêmes erreurs qu’avec les termes stand-up, one-(wo)man-show et seul-en-scène. Ainsi, tout cela donne l’impression que l’on confine la culture à des pseudo-initiés… qui n’en consomment que trop peu sur le terrain !
Avec un aplomb désormais légendaire, A et G vont donc s’affronter sur un thème qu’ils ne définissent pas, qu’ils consomment à peine… Revenons donc au terrain et aux pratiques de roast qui valent vraiment la peine d’être narrées. Car non seulement elles existent, mais elles sont réussies haut la main. Seul bémol : ils n’en connaissent rien. C’est ballot.
Le monde médiatique part du principe que le maître du roast, c’est Redouane Bougheraba. Or d’autres le maniaient avant lui depuis des lustres. Certes, pas dans des arènes ou des stades, mais avec une chose bien plus précieuse : le talent. Car il suffit de quelques clics sur un moteur de recherche pour se rendre à l’évidence : le Marseillais préféré du PAF se fait démonter dans tout l’hexagone pour son manque de professionnalisme. On attend mieux de l’analyse de l’humour sur France Culture face à cet élément passé sous silence.
Sugar Sammy, Kheiron, Farah, Charline Vanhoenacker, Tristan Lucas : un roast qui rayonne en francophonie
Puisqu’on aime invoquer le monde anglophone, citons le canadien Sugar Sammy. Certains le connaissent surtout via sa participation de juré à La France a un incroyable talent. Mais avant de percer le plafond de verre médiatique, Sugar Sammy sévissait dans les comedy clubs et plateaux d’humour du monde entier. Avec élégance, via des saillies fracassantes, il retournait des salles dans plusieurs langues.
Je le mentionnais plus haut : Kheiron avait voix au chapitre sur ce segment en 2018-2019. Les médias s’y intéressaient aussi. YouTube raffole de ses contenus publiés de manière régulière depuis des années… Mais étrangement, on entend moins parler de lui. J’ose espérer que cela n’ait rien à voir avec l’accusation infondée proférée à son égard en 2020. Certains pensaient qu’avec Baptiste Lecaplain, ils dévoilaient les plagiats de l’humour sous le blaz de CopyComic.
Chou blanc, mais vraie retombée visiblement, tant Redouane a saturé l’espace médiatique sur le segment du roast-impro-interactions avec le public. C’est peut-être tout autre chose, comme les liens ténus entre Canal+ et Redouane, avec Mouloud Achour en caisse de résonnance de luxe.
Le roast : un art qui se décline tout en nuances
Si l’on ne peut pas expliquer cela, on peut continuer d’étirer le fil. Le roast pur et dur, où plusieurs comiques préparent des blagues sur les uns et les autres dans des spectacles, se porte très bien en francophonie. Je voyais Tristan Lucas comme dénominateur commun, puisqu’à chaque fois que je voyais des roasts professionnels, il répondait présent. Cela pouvait être à Paris, en comedy club, ou en Suisse, dans des petits théâtres.
En Suisse, la pratique fonctionne très bien. En effet, la bande de comiques est restreinte : tout le monde se connaît très bien et se respecte en grande majorité. Par ailleurs, cette génération a un talent d’écriture fou, l’arrogance absente et la culture stand-up affûtée. Mi-juin, le festival de Morges sous rire organisait une soirée roast francophone. Invités : Charles Nouveau 🇨🇭, Thibaud Agoston 🇨🇭, Adrien Arnoux 🇫🇷, Rémi Boyes 🇫🇷, Sarah Lélé 🇧🇪, Gaëtan Delferière 🇧🇪, Charles Deschamps 🇨🇦 et Nic Audet 🇨🇦.
Grâce à sa polyvalence et son nomadisme, Tristan Lucas se greffe donc à cette bande sans difficulté. Il a cette culture de l’improvisation, issue des matches d’improvisation qu’il faisait déjà avec les Suisses de Couleur 3 il y a plus d’une décennie. Sa capacité à décliner des concepts sur scène comme en vidéo ou en chronique le rend vraiment tout-terrain. Ainsi, les habitués de son plateau d’humour, le Mokiri, connaissent ses rôtissages de fin de soirée gribouillés sur une feuille de papier. Un espace foutraque, entre initiés, bien loin des millions d’Amazon et — heureusement — bien plus qualitatif.
Hors cadre : roast de qualité sur des chaînes confidentielles
Le roast se décline même en chronique. L’émission évoque en partie la satire politique. Parlons-en avec un joli documentaire paru sur TMC. On y voit notamment Charline Vanhoenacker roaster des politiciens sur France 2 en toute liberté. Une époque qu’on aimerait revoir à la télévision, déploreraient certains.
Or cet exercice de roast satirique des puissants existe ! Il faut chercher une chaîne de TV aux couleurs pop et au nom de labo pharma pour la trouver. C’est encore une artiste belge qui est à la manœuvre. Farah, connue pour son humour noir sur scène, roaste l’invité dans l’émission Piquantes sur Téva chapeautée par Nicole Ferroni.
Les médias devraient vraiment s’emparer de cela. Car tout y est : une femme s’attaque à des puissants, elle est belge, et on adooore les Belges, pas vrai ? En prime, on retrouve un ingrédient trop souvent négligé et pourtant indispensable. Lequel ? Le talent — toujours le même, qu’on semble chercher partout… Alors qu’il est sous nos yeux. Mais comme dans Don’t look up, certains regardent ailleurs.
L’humour sur France Culture : resaisissez-vous, on mérite mieux
Tout cela, les auditeurs de France Culture l’ignorent. A et G bénéficient d’un temps médiatique qui va peut-être bientôt disparaître… Je leur suggère de l’utiliser à bon escient en évitant de ressasser toujours la même chose. Adrien, Mustapha El Atrassi n’est pas le seul comique en activité et même si tu as écrit un livre sur lui, ça ne change rien. Fais-toi une raison, viens dans les salles de spectacle découvrir le vrai humour.
Guillaume, tu as le mérite de moins t’égosiller au micro de France Culture pour parler humour, mais je te donne les mêmes devoirs pour la suite. Quitte à devoir composer avec vous deux à chaque fois, autant que vous connaissiez mieux les bails. Il serait dommage d’enterrer une pratique humoristique en se cantonnant à ce que les plateformes nous servent comme soupe avariée, non ?