Une rentrée au Madame Sarfati
Madame Sarfati, le comedy club de Fary, rempile pour une nouvelle saison en 2025-2026. C’est dans ce lieu, où le stand-up vit dans une œuvre d’art, que j’ai choisi de lancer ma saison de stand-up. Pour ceux qui l’ignorent, ce club privilégie des artistes confirmés et la programmation est plus réduite qu’ailleurs. Moins nombreux mais plus chouchoutés, mieux payés, plus drôles in fine ? C’est un peu l’idée.
Boriss Chelin intègre le club fermé des MC du comedy club Madame Sarfati
Néanmoins, d’années en années, le recrutement de nouvelles figures permet à quelques autres artistes de gagner en sérénité. Ce soir-là, Boriss Chelin assurait le rôle du MC. Je l’avais vu dans ce même exercice au Red Comedy Club quelques mois plus tôt, donc je sais qu’il est bon en chauffe comme en passage.
Ce soir-là, au comedy club Madame Sarfati, c’était un peu en-dessous. Cependant, compte-tenu de son potentiel, je fais la différence entre une reprise molle d’un artiste talentueux et d’une chauffe claquée au sol. Il était bon dans le contact avec le public, puisqu’il cherchait à les décontracter plutôt que les braquer. Lorsqu’un artiste coche cette case, il a rempli le contrat, le reste est du bonus. J’étais en effet triste de le voir embrayer directement sur la question « Est-ce qu’il y a des couples dans la salle ? », béquille facile dont il faudra se débarrasser. Cela tombe bien : il va réitérer l’exercice toute la saison. En plus, je sais qu’un lieu comme le club de Fary permet de travailler sur les petits détails qui font la différence.
Paul Dechavanne, Roman Frayssinet : des artistes qui soignent chaque détail de leur set
C’est en effet dans le sens du détail que se révèlent les meilleurs artistes. Ainsi, revoir Paul Dechavanne en 2025, c’est apprécier la subtilité des bons mots, de l’attitude qui fait mouche. Dans sa manière d’incarner ce qu’il nous montrait dans le podcast culte « Sympa la vie », on voit une manière très élégante de faire passer des messages sans attirer l’attention de Télérama. Seuls les initiés partagent ce secret, même si les sujets abordés restent assez similaires à ceux de ses débuts. Comme un hamster qui exerce seulement en club, dans un tempo millimétré.
L’autre artiste qui sublime des détails tant négligés par ses pairs, c’est Roman Frayssinet. Lors de notre précédente entrevue, il avait aisément retourné le Java Comedy Club d’Hugo Gertner. Son phrasé désormais iconique emporte assez facilement le public, mais au lieu de se reposer dessus, il agrémente son set avec de petits bijoux qui cassent les codes.
De petits bijoux comiques qui cassent les codes
Par exemple, en théorie, expliquer une blague est un crime de lèse-majesté. Mais en introduisant le point de vue d’un proche face à une blague tout juste lancée au public, cela permet à ceux qui venaient de détourner leur attention en fin de show de revenir dans le peloton. Et pour ceux qui avaient déjà la blague, l’effet se révélait amplifié et non annulé. Des subtilités comme celle-ci apparaissaient par dizaines dans ce storytelling tout aussi captivant. Son niveau de technique semble au-dessus de la mêlée, mais au Sarfati, j’attends cela de tous les artistes programmés. Lors du passage, deux arguments m’ont fait tiquer. Je les paraphrase pour vous :
- dans notre société, tout le monde a sa place ;
- c’est cette diversité-là qui permet au monde de tourner.
Vous avez dit diversité ?
Autant, le set est suffisamment percutant pour qu’on soit avec Roman Frayssinet. Mais à cet instant, je n’ai pu contenir une forme de malaise. Nous avons passé les deux dernières années au moins à demander plus de représentativité. Le temps de la pédagogie et de la colère devrait être révolu à ce stade. Les femmes, dans le club, il y en avait pour l’accueil du public et le service en salle. Mais sur scène, la programmation était 100% masculine. Or un compte comme @pasdemeufsdroles sur Instagram ne peut pas l’épingler, puisque les programmations sont secrètes. Plus largement, niveau diversité, il suffit de regarder les vlogs de tournée de Roman Frayssinet (et un autre) et de Manon Bril pour voir l’état de la polarisation : @pasdemeufsdroles réagirait au premier, @pasderacisedrole en ferait de même avec le second.
Point essentiel à souligner : l’accueil des artistes à mon égard était très chaleureux et respectueux, ce qui n’est pas le cas partout. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le stand-up est un art nocturne, à la marge, où tout le monde est sur la corde raide. Le comedy club Madame Sarfati, parce qu’il programme moins d’artistes au global, profite d’une ambiance meilleure que lorsque le brassage des clubs vous amène à croiser un mec qui a un #MeToo qui sortira, ou pas, ou une grande gueule masculiniste que personne n’ose contrer.
C’est aussi pour ces raisons que j’ai choisi ce club. Il a beau être cher, vous amener à moins de découvertes, c’est tout de même un lieu sûr. Pour qu’il soit encore meilleur, certains détails peuvent s’améliorer et j’écris ces lignes dans l’espoir que cela arrive. Je ne suis pas braquée, comme je peux l’être par des clubs concurrents qui ont une qualité de service moindre et sont encore moins au point sur le volet de la diversité. J’espère qu’on arrivera à concilier la diversité de genre avec la présence d’artistes racisés. Par le passé, il fallait faire un choix entre l’un ou l’autre.
Une amélioration qui sera nécessairement collective : le comedy club Madame Sarfati en pole position pour valoriser le meilleur du stand-up ?
Cela va prendre du temps, mais pour que le stand-up progresse en tant qu’art, il va falloir améliorer ces points. Si la programmatrice du lieu, qui a longtemps estimé que peu de femmes évoluent à un niveau suffisamment bon pour intégrer le club, a besoin d’aide, nous sommes là pour partager l’info. Merwane Benlazar m’a par ailleurs assuré qu’en cette rentrée, de nombreuses femmes s’ajoutent au pool d’artistes programmés. Comme le disait l’un des artistes sur scène ce soir-là, tout le monde n’était pas rentré de vacances. En tout cas, il semblerait qu’il y ait une volonté de s’ouvrir alors au lieu de la jouer réfractaire, on a envie de soutenir cet élan pour lui donner une vraie impulsion.
Plus globalement, j’ai l’impression qu’en France, en stand-up comme dans les milieux culturels et sportifs que j’ai pu arpenter, on a du mal à évoluer sur ces questions et on est en retard sur les British, par exemple. J’en veux pour preuve les podcasts de sport mécaniques, qui s’ouvrent aux femmes depuis plusieurs années. La comparaison avec la France n’est pas flatteuse… Donc, on se cache derrière quelques avancées pour se donner bonne conscience, tandis que le problème de fond perdure. Faire mieux, c’est une nécessité et cela demandera des efforts de chacun. La volonté est là, mais il faudra se parler davantage que s’invectiver sur les réseaux : la pratique est salvatrice pour dénoncer, mais pour se réconcilier, nous devrons passer à un autre disque.
« Le meilleur du stand-up » : et s’il était temps de faire émerger une nouvelle génération de programmateurs pour l’atteindre, au Madame Sarfati comme ailleurs ?
Avant de conclure, revenons sur la soirée en elle-même. Jason Brokerss et Pierre Thevenoux complétaient le line-up de la soirée. Pierre, en ouverture, a choisi de tester en majorité et cela fait du bien d’avoir des artistes aguerris qui n’ont pas besoin de faire du sûr de peur de perdre leur place. C’est ce qu’on doit voir, et cela coïncide avec la naissance de son nouveau show, Life coach. Vu au Red Comedy Club, son rodage annonce des lendemains qui chantent pour le Poitevin. J’étais un peu refroidie par le service du bar pendant son passage, qui nuit vraiment à l’expérience spectateur. On nous vend que c’est hyper efficace et discret comme aux States, mais trois dérangements en une heure de show ? Business is business…
Jason Brokerss avait un set correct sur la parentalité, avec certains éléments déjà vus sur les enfants dans le train. Je n’ai pas vu de plus-value particulière par rapport à la concurrence et j’attends toujours ce moment où je verrai la quintessence de son talent. J’espère qu’on peut le voir dans son spectacle complet. C’est plausible, puisque son spectacle précédent est le fruit d’un très bon concept et sa captation est réussie. De même, son « Podcast avec l’épouse » donne envie de l’écouter, à la manière d’un Urbain qui ne cesse de gloser sur tout et rien.
Si j’étais Le Parisien, je mettrais un bon 4/5 pour cette sortie au comedy club Madame Sarfati. Mon exigence va aussi de pair avec la promesse marketing du lieu, mais est à remettre en contexte. Parmi tous les clubs qui annoncent programmer le meilleur du stand-up, celui de Fary est un cran au-dessus. La vraie morale de l’histoire, c’est qu’il faut mettre de côté « le meilleur du stand-up » comme slogan marketing pour les comedy clubs. Surtout dans des lieux où les programmations secrètes cachent des personnes mises en causes pour des VSS, comme Télérama le révélait en octobre dernier.
Réhabiliter le comedy club comme lieu de travail
Ces lieux sont conçus pour travailler, pas pour prouver la valeur d’un artiste comme de la mort subite. En prime, comment voulez-vous fidéliser le public avec autant de points d’amélioration sur l’expérience en salles comme sur l’artistique ? Dès qu’on agira sur ces promesses de perfection artistique, on aura sans doute plus de marge de manœuvre sur le brassage des artistes. Et pour créer une émulation, il faut des tauliers de la programmation, qui portent le business partout où ça joue.
Dans le milieu, Antoinette Colin et Kader Aoun s’y attellent depuis des décennies et leur empreinte reste intacte en 2025. La nouvelle génération des programmateurs sur le terrain pour les rejoindre dans l’arène existe sans doute. Encore faut-il lui donner sa chance, la payer et la former au job en ayant autant d’exigence sur l’artistique que sur la gestion du planning, elle, souvent irréprochable… Le prochain enjeu se joue là, maintenant qu’on a mis en lumière la si difficile parité. Et pour cela, on peut compter sur de plus en plus de pros du spectacle vivant qui partagent leur savoir. Encore faut-il les connaître, savoir les solliciter, etc. Je vous donne rendez-vous le mois prochain pour une sélection de personnalités qui vont écrire les lettres de noblesse de l’humour de demain, avec de nombreuses ressources de veille sur le secteur ! Affaire à suivre…