Programmation artistique : quand le judiciaire s’en mêle

Juliette Follin 06/11/2023

En octobre dernier, un témoin assisté a pu reprendre sa carrière scénique dans certaines salles. En réaction, certains acteurs décidaient alors de prendre position. Une humoriste annonçait ainsi annuler sa venue dans tous les théâtres concernés. Une association féministe venait devant ces théâtres pour « informer » le public de l’affaire en cours. Retour ces événements où la programmation artistique était sous pression.

Dépasser le cadre artistique pour programmer des humoristes : une affaire corsée

La question n’est pas de savoir qui a tort ou qui a raison, mais comment réagir quand ces situations surviennent. Car plusieurs dilemmes moraux s’affrontent. Il y a d’un côté l’envie de préserver la présomption d’innocence : est-il moralement acceptable d’empêcher une personne pour laquelle aucun verdict n’a été rendu d’exercer son métier ?

De l’autre, quand on apprend par voie de presse un événement malheureux, qu’on peine à comprendre ou catégoriser, comment le prendre en compte dans sa programmation ? Comment juger de manière appropriée un événement qui a un impact psychologique négatif sur la durée sur une victime présumée, tandis qu’un autre met tout en pause avant de « reprendre une vie normale » ?

Et quid des artistes qui prennent position pour une noble cause et qui subissent des retombées négatives ? Quand les uns mettent leur carrière sur pause le temps d’éclaircir deux ou trois trucs… les autres, pour une prise de position, se retrouvent persona non grata. Et le fait de boycotter un théâtre par conviction, c’est priver le public local d’une proposition artistique qui pourrait faire bouger les lignes.

Quand personne ne sort gagnant

Il y a là plusieurs déséquilibres dommageables et personne ne sort gagnant. À mon sens, deux manières permettent de sortir de tout ça par le haut. La carte de la conviction personnelle et celle de la fraternité. D’une part, apporter une réponse unique à un problème complexe n’est jamais souhaitable. Si la solution était simple, on n’aurait pas de débats et de sensibilités qui se crêpent le chignon dans des débats souvent réducteurs.

Le monde est imparfait et nous devons composer avec une justice et d’autres institutions (école, politique) qui n’ont pas de formule magique à nous apporter. C’est une situation plus que délicate, qui impose parfois le pardon. C’est ainsi que, de manière peut-être étonnante, de nombreux artistes semblent pardonner Gad Elmaleh pour ses vols de vannes.

À part le Bordel Comédie Club à Montréal, Gad peut aller un peu partout et il parvient même à retourner la situation en sa faveur. Il argue en effet que nous, défenseurs des auteurs qui condamnent son pêché maintes fois répété, sommes des personnes emplies de négativité. Il balaie ça d’un revers de main… L’affaire est si bien présentée que quiconque en veut à Gad Elmaleh reçoit ses mots en culpabilisant. Je ne lui pardonnerai jamais, mais je vois là un moyen de dire « on ne se fait pas la guerre, tant que tu ne déranges pas les gens, je vais venir te voir ».

Cependant, mettre un vol de vannes en parallèle de violences sexistes et sexuelles, ce n’est pas tout à fait la même chose. Vous trouverez toujours des commentateurs médiatisés pour défendre tous les arguments possibles et inimaginables.

Dans la peau d’un programmateur de théâtre

Tout ce qu’on peut apporter en matière d’opinion, c’est sa conviction personnelle. Alors voici la mienne. Si j’étais programmatrice d’un théâtre, à talent égal, j’essaierai de promouvoir des personnes qui ont un bon comportement. Ne serait-ce que pour les membres du personnel, car quelqu’un doit se porter garant de la sécurité des personnes.

A minima, il faudrait demander à chaque membre du personnel s’il est à l’aise avec une telle prise de risque. Cela dit, personne n’est blanc comme neige. Charge aux spectateurs de s’orienter vers les artistes qui leur semblent opportuns. Même si on reporte la pression de juger moralement quelqu’un sur le public.

Le pardon et la fraternité face à la violence : comment faire ?

Dans le même temps, il n’est pas tolérable de dire « je ne veux pas de machin » car il a volé un tube de colle à sa camarade de classe de 6e. Je prends l’exemple le plus bête et futile du monde pour que vous saisissiez l’idée. D’où cette forme de fraternité, qui me rappelle une anecdote de mon enfance. Il y avait un gamin un peu turbulent à mon école. Je ne sais plus trop ce qu’il faisait. Ce n’était pas un harceleur, mais il embêtait les gens. Or ils n’allaient pas le virer de l’établissement car cela ne représentait pas un danger, plus du désagrément. Un jour, alors que nous étions en récréation, il voulait faire partie du groupe.

Et je l’entends encore dans mon esprit, près de 30 ans plus tard, nous dire « je fais pas de mal », nous suppliant de l’accepter. Au fond, on ne savait pas vraiment qui il était, il s’était exclu lui-même et nous étions dans « le camp du bien ». Il est très facile de glisser dans l’extrême inverse face à des personnes qui n’ont pas été irréprochables. C’est là manquer de fraternité, alors qu’on partait avec les meilleures intentions du monde. Juger au plus juste une personne en n’ayant pas tous les éléments est loin d’être simple. Cette situation n’est pas comparable à celle des programmateurs de salle, bien sûr.

Violences sexistes et sexuelles, politisation et instrumentalisation des débats : bon courage pour adopter la bonne attitude…

Chacun aspire à une forme de tranquillité d’esprit, mais tout n’est jamais tout blanc ou tout noir. Quand les violences sexuelles et sexistes s’en mêlent, tout devient plus compliqué. On perd ses repères, notamment car des politiciens nous intiment que de toute façon, la justice ne condamne jamais les agresseurs et qu’il ne sert à rien de porter plainte.

Une affirmation aussi forte, même si elle dénonce à juste titre des imperfections, ne saurait être vraie dans 100% des cas. Qu’est-ce qui dissuade le plus de porter plainte ? Le politique qui dit que tout est déjà foutu, tant qu’on ne les élit pas eux ? Ou bien la véritable peur de se prendre un procès en diffamation, de subir le deux poids deux mesure dans une procédure judiciaire qui peut casser les victimes présumées ? Ou encore les informations trop souvent erronées sur lesquelles nous nous basons pour juger, apprécier les artistes et les faits de société ?

Pour le moment, la solution est de programmer et de consommer en conscience, avec les éléments à sa disposition. Pour ma part, ce serait simple de dire de déprogrammer untel et mettre un émergent à la place… Parce que je me fous de ce type et que mon intérêt est de renouveler le paysage comique. Mais cette réponse là n’a rien de juste ; elle est finalement intéressée. Chacun son job — une façon de rappeler qu’une prise de parole provoque des licenciements immédiats, tandis qu’un acte suivi d’absence de preuves permet de continuer sa carrière. Et si la véritable injustice était ici ? À méditer…

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