Jean-Philippe de Tinguy : ode à la rencontre
Jean-Philippe de Tinguy ne fait pas de l’humour comme les autres. Peut-être qu’il ne vit pas comme les autres, peut-être qu’il a construit avec son public un monde parallèle.
Ce monde parallèle, seule une partie du monde y a accès : une espèce entre Moldus et fidèles d’Absurdos. Trop puissant pour les autres. La marche pour y accéder est conçue par un architecte alambiqué, elle ne convient qu’aux pieds pas plats ou plats différemment. Bref, c’est tout un concept.
Le spot du rire n’a pas seulement essayé de comprendre le phénomène. On s’est carrément engouffré dedans, sans se poser de question. Alors pour en imaginer, c’était assez drôle. Lecteurs, attachez vos ceintures : on part en voyage.
L’interview
La construction du spectacle
Qu’est-ce qui t’a donné envie de monter sur scène ?
Un de mes amis d’enfance… enfin non, je n’en ai plus, à part Caroline bien sûr ! C’est un ami rencontré à Radio Nova, Adrien Gingold, avec qui je suis assez proche, il est assez cool. Il avait vu les vidéos de Bien Clair Entre Nous, qu’on a réalisé de 2013 à 2015. Il m’a dit : « Il faut qu’on fasse quelque chose ensemble, essayons d’écrire un passage de 5 minutes ! Et je t’inscris à un plateau, une scène au Paname. » Donc il m’inscrit, et on a un mois pour préparer ces 5 minutes. C’était en décembre 2014, et j’ai trouvé ça super ! C’est grâce à lui… parce que j’ai tendance à me laisse un peu dériver dans la vie, n’importe comment. Lui, il m’a donné une direction…
« Fais-le ? »
Oui, c’était chouette : ça m’a donné envie de le faire, c’était motivant d’être accompagné à ce moment-là. Il a fait un blog, A juste titre, sur les titres drôles de la presse quotidienne régionale. C’est devenu une série de livres, Le tout va bien.
A quel point t’a-t-il aidé à écrire le spectacle ?
Au tout début, alors que j’avais beaucoup écrit, il m’a permis de faire le tri. On dialoguait sur l’ensemble, et lui, il riait à certaines des choses que je disais. C’est devant lui que je répétais… et c’est avec lui que j’ai trouvé, par exemple :
Ma mère, pour décider si elle allait m’autoriser à regarder quelque chose à la télévision, se fiait uniquement aux titres :
J’étais toujours autorisé à regarder Bioman : pour elle c’était des fermiers respectueux de l’environnement.
Je n’ai jamais pu voir La Cité de la peur… les films d’horreurs étaient interdits.
Mais en revanche, elle me laissait m’endormir devant Le Silence des agneaux !
Ça, c’était le premier truc que j’ai trouvé avec lui.
C’est bien absurde, en plus !
Oui ! Au final, la collaboration a duré 3 ou 4 mois, où on a dû se voir 10 fois maximum. Il est revenu voir mon spectacle ensuite ! Après, comme il voyage beaucoup et qu’il se consacre à autre chose, on n’a pas maintenu cela. Ensuite, j’ai continué seul, et puis j’ai travaillé avec Agnès Hurstel.
En plus du 30-30 ?
C’était avant. On se connaissait déjà, et comme on s’entendait bien, on trouvait très pratique de s’associer pour le 30-30. Ensuite, j’ai continué à écrire tout seul. Je ne crois pas avoir écrit avec d’autres personnes. Ponctuellement, en dialoguant avec quelqu’un sur un sujet ou une phrase, ça a pu se faire à la marge.
« Soit les gens adorent, soit ils ne comprennent pas. » Qu’est-ce que tu espères retirer de la scène ?
Je dirais qu’il se passe quelque chose. Un peu comme si monter sur scène, c’était faire de la provoc’ – pas pour de la provoc’, mais pour qu’il y ait quelque chose entre nous. Qu’on vive un moment particulier, par opposition à rien. Alors que mon fonds de commerce, c’est le rien ! Je trouve intéressant de voir les réactions bizarres, différentes… de sentir qu’il se passe un truc.
Avec rien, quelque chose… Tu as poussé loin le truc ! Steve Jobs est en bas de la tour Apple, toi au sommet de l’Everest !
Pour mieux décrire ça, je cherche un mot. […] Peut-être la rencontre. Quand on y pense, on est tous des inconnus, et on décide de venir là – moi du côté de la scène, eux du côté du public – c’est marrant, quand même ! L’idée, c’est de provoquer quelque chose dans une rencontre.
Progression
La prochaine question vient d’une fuite de Thierno [Thioune, metteur en scène]…
[Rires] Thiernoleaks ! Qu’est-ce que c’est ?!
Apparemment, au début, tu ne voulais pas danser sur scène. Info, intox ?
Ce n’est pas que je ne voulais pas, mais j’étais très timide corporellement. J’essayais d’être le plus neutre, solide et stable possible. Je considérais ça comme le début d’un chemin. Pour voir naître les vrais mouvements, ceux qui vont faire rire, qu’on ne va pas fabriquer dans le but de faire rire. Je tenais à ce point de départ, mais il était aussi servi par la peur du mauvais geste.
Et puis, tu n’as pas une carrière à la Roman Doduik, qui, à peine son bac passé, fait déjà rire…
Effectivement, j’ai fait d’autres trucs avant : du clown, du théâtre, de la comédie. A chaque fois, les points de départ, c’était de se débarrasser des tics de langage et corporels. Sans cette base neutre, tu restes parasité.
Aujourd’hui, es-tu plus à l’aise sur scène qu’au début ?
Carrément ! Bien sûr, il y a toujours une appréhension, je n’ai pas une confiance en moi énorme… Mais savoir que le texte est su, ça m’aide. Je me dis : « Au moins, j’ai ça dans ma mémoire », je n’ai pas peur d’oublier… et l’habitude joue aussi : quand tu fais 100 fois la même chose, c’est forcément plus facile. Tu es habitué à la lumière dans les yeux, le regard des gens, la taille de la scène… plus tu es habitué à un endroit ou un spectacle, une façon de faire, moins ça fait peur.
Ça devient la routine, en quelque sorte ?
Oui, mais on a besoin de ça : il faut qu’il y ait une base de routine pour explorer le reste.
Dans le spectacle, tu te dépenses beaucoup. Comment fais-tu pour rester à fond quand on pense à d’autres humoristes, comme Seb Mellia et son Ice Tea mythique ?
Sur la fin du spectacle, après l’engueulade avec Caroline, je profite de ma sortie de scène pour boire, mais c’est tout récent. C’est comme du sport, je bois beaucoup avant et après. Après les premiers spectacles, j’avais mal à la gorge, des courbatures…
Et ta voix, c’est ton outil de travail un peu plus que les autres…
Oui, c’était délicat, mais c’est vraiment une sorte d’entraînement sportif. Au bout d’un moment, tu apprends à gérer ton énergie et ta présence.
Chaque membre du public ou presque a vu un spectacle différent. Pourquoi as-tu envie qu’il ne soit jamais figé ? Ça contribue à te maintenir en difficulté permanente pour jouer avec le malaise ?
C’est agréable de prendre des risques, ça réveille l’attention. Se mettre en danger, ça sort de la routine complètement, c’est hyper agréable. En même temps, ça me semble normal qu’un spectacle mette au moins un an à mûrir. Depuis 2 ans, je n’ai fait que changer ! J’ai inversé l’ordre, essayé plein de sens : par exemple commencer avec quelque chose de rassurant, normal, puis partir dans le psychotique.
Je me filme pendant les spectacles pour regarder ce qui a marché le mieux, puis j’analyse ce que j’ai fait, je fais des essais jusqu’à découvrir la « meilleure version » de ce que je voudrais faire, que ce soit fluide, organique. Au mois d’août, j’ai joué une version assez stable.
C’est écrit
Quels sont tes rituels d’écriture ?
Je n’ai pas de systématisme pour écrire. Il m’est arrivé de trouver que le jazz, c’est super pour écrire. Le jazz complique un peu les choses, fait prendre des chemins plus riches cérébralement. C’est un peu épuisant, ça met le cerveau dans un état plus complexe, plus intéressant pour écrire. Par contre, il m’arrive de ne rien pouvoir écouter car ça me parasite trop. J’ai beaucoup écrit, et quand je regarde ce que j’ai écrit il y a 10 ans, je suis heureux d’avoir progressé dans la vie, en simplicité, en bonheur… c’est le jour et la nuit !
Tu as aussi écrit des sketches avec Chris Esquerre…
Ça s’appelait Radio Verschmuztung (pollution, ndlr.), c’étaient des pilotes pour Nova qui n’ont jamais été diffusés. C’était une radio pirate, absurde, débile : un morceau de musique, puis c’est brouillé, et on prend l’antenne et on la tient à seulement 2 personnes (habillage, publicité, bref absolument tout). C’est un peu comme Télé Oléron : il a porté le concept à la télévision, sur Canal !
Et un rituel avant de monter sur scène ?
La seule superstition que j’avais, et que j’ai encore, c’est de me dire : « Si je n’applaudis pas les autres, que je n’ai pas cette attitude positive, je vais bider, me le prendre dans la gueule. »
Ça dénote une enfance catho…
Grave ! C’est vraiment une superstition. Pour revenir aux rituels d’écriture, j’écris très souvent quand l’idée me vient. Je me dis : « Je l’écris maintenant », et puis je vois si j’y reste, sinon j’abandonne. C’est un peu « à la carte ».
J’ai majoritairement fait ça plutôt que de me réserver des plages d’écriture. La plupart du temps, les humoristes n’écrivent pas, comme Ahmed Sparrow ou d’autres : c’est dans leur tête, et ils vont le tester ensuite sur scène et ils retiennent. Ils ont une sorte de mémoire où ils ruminent un peu leur texte avant de le jouer. J’aime bien que ce soit noir sur blanc, j’aime bien la littérature, donc…
Playlist rencontre by Bon Entendeur
Partie plus difficile d’accès : quand la conversation dérive
Tu offres une transition parfaite à la question suivante ! Quand on observe ton style d’écriture, ta manière de parler et d’écrire (même des messages !) un peu poétique, personne ne parle comme toi…
Je regrette que les autres ne le fassent pas ! Je trouve que ça vaut le coup, pas systématiquement bien sûr, que tous les espaces de communication, les interstices, soient prétextes à la création, par plaisir de réfléchir à une tournure, ressortir un mot bizarre, mettre des retours à la ligne un peu étranges, c’est stimulant. J’aime beaucoup lire et écrire, ça doit jouer…
On en parle de cette addiction pour le mot « interstice » ?
C’est vrai que je le dis souvent ! [Il rit beaucoup, et arrive à caler un « Trop drôle » dans son interstice de rire. J’ai mal pour lui.]
J’adore vraiment ce mot, mais tu veux qu’on en parle vraiment ?
Fais-toi plaiz’ ! [J’ai dit ça 24 fois dans l’interview, ça a moins de gueule parce que c’est la traduction de Treat Yo Self de Parks & Recreation. C’est aussi ce que j’ai dit quand je lui ai tendu le Kinder Bueno la 4e fois que je l’ai vu en spectacle. Il a dû se produire une sorte de réactivation dans mon cerveau. On y revient plus tard.]
Pour moi, c’est le vide, ce qui existe entre les choses.
C’est toi, en fait, Le dernier Jean-Philippe ! Entre le premier et le second degré…
Oui, tu as raison !
Bon, je n’ai pas de mérite, « quelqu’un » me l’a dit… [Là, il n’a pas compris ou voulu comprendre. On passe parce que la suite est incroyable.]
Même à un niveau atomique, les atomes, électrons, etc., se tournent autour, se tiennent par je ne sais quelle magie. Il y a toujours du vide… tu vois quand on parle de physique quantique et de matière ?…
Oui… [mais en fait, non. Je pense juste à Sheldon Cooper et Alexandre Astier, mais il ne faut pas interrompre ce truc !]
Il y a de l’air partout. Si on enlevait l’espace qu’il y avait entre tous les atomes, tout ce qu’il y a sur Terre, la Terre ferait la taille d’une pomme. Tu savais ?
Non… [#sincérité, mais je parie que vous qui lisez ne saviez pas non plus !]
C’est hallucinant, la pomme serait hyper lourde, lourde comme la Terre tellement ce serait dense. Il y a toujours de l’espace entre les choses, même entre nos mots, nos idées, entre ce qu’on croit voir, ce qu’on entend… et c’est ça, les interstices !
C’est : « Qu’est-ce qui se passe quand il ne se passe rien ? ». Quand on croit qu’il n’y a plus rien, il y a quelque chose, et c’est ça que j’adore ! Tu vois, ça me fait rire, c’est ça qui me réveille.
Les gens ne savent pas que tout est écrit, préparé, ça les travaille… Comment tu le vis ?
C’est l’effet escompté ! J’ai envie qu’ils se posent la question… donc c’est gagné ! Dans le fond, le vrai désir de faire de la scène, c’est aussi d’être dans le présent. Qu’on ait l’impression que ce soit improvisé, que je puisse me planter à tout moment et qu’ils se demandent :
Non mais c’est quoi, la prochaine phrase, comment va-t-il s’en sortir ?
C’est ce qui les incite à être dans le présent, soit avoir peur pour moi, soit rire de là où je suis arrivé… bref, à suivre avec une attention particulière ce qu’il se passe.
Encore une nouvelle transition parfaite pour la question suivante : tu serais tenté par de l’improvisation sur tout un spectacle inédit, à la manière de François Rollin dans ses FMR ?
J’aime faire de l’improvisation quand je sais où je pars et où je vais atterrir. J’aime l’improvisation après avoir travaillé sur une base de spectacle, comme filet de sécurité : l’improvisation devient possible et rassurante. Je peux faire tout sauter du spectacle si je veux, mais je pourrais à nouveau atterrir sur mes pieds. Je trouve ça plus respectueux d’avoir une fin, une chute pour le public.
La relation avec le public
Avant que tu me dises ton meilleur souvenir sur scène, petit aparté : je vais prendre un mouchoir si jamais je ne suis pas dedans… il se peut que je ne le prenne pas super bien !
[Rires]. C’est quand on m’a offert un Kinder Bueno ! Tu sais, quelqu’un d’autre l’a fait !
Non ?! Qui ?
Ce n’était pas comme toi, pendant le spectacle : après le spectacle, quelqu’un est allé à l’épicerie à côté du Point Virgule pour m’en acheter un…
C’est cool quand même, je valide.
Le meilleur souvenir sur scène, je le dois à une amie de Nova, Isadora. Elle est venue en décembre 2016 à mon deuxième showcase au Point Virgule. On a l’habitude de rire ensemble, presque aux larmes, et comme elle était là, j’ai ri avec elle. Ça a porté le spectacle et ça m’a porté.
Encore aujourd’hui, ça me file des frissons. C’était un très bon souvenir de partage : on rit ensemble, avec toute la salle, mais quand on connaît quelqu’un, ça va encore plus loin parce que tu sais pourquoi elle rit. C’est un très bon souvenir, très profond. A tel point que j’y repense parfois quand je suis un peu triste, ou que je ne suis pas d’humeur à jouer. Et ce souvenir de rire ensemble si fort me redonne le sourire !
C’est vrai que j’ai déjà vu ton rire partir, on sent que ce n’est pas contrôlé…
C’est hyper agréable, quand c’est vraiment partagé.
Certains humoristes essaient justement d’éviter, mais pas toi ?
Au début, je me disais que mon personnage ne doit pas avoir l’air joyeux mais bizarre… mais en fait, il faut que ce soit vivant.
Aujourd’hui, ton personnage n’est plus triste…
Au début, il était inquiétant. Pendant une période, je ne souriais même pas sur scène. Les rires n’étaient pas autant là !
Les actus de Jean-Philippe de Tinguy
Jean-Philippe de Tinguy part en tournée avec le Point Virgule pour plusieurs dates dans toute la France en 2017-2018. Il se pourrait même qu’il se la joue solo de temps en temps, peut-être aux alentours de janvier 2018, au Point Virgule ou ailleurs.
Vous pouvez aussi le retrouver dans les meilleurs comedy clubs de la capitale, il finira sûrement par ré-apprivoiser son véritable ami d’enfance, le malaise.
Pour finir, un message de Jean-Philippe sur sa chronique culturelle !
Et désolé pour les lecteurs du spot du rire, ma dernière chronique date un peu ! Mais promis, j’ai plein d’idées de sujet, ça va revenir, ça aussi !