Première partie : entre opportunité et pression

Juliette Follin 16/09/2020

Jouer en première partie dans une belle salle est un premier palier souvent impressionnant pour les nouveaux artistes. Ils en rêvent pendant des mois, s’y préparent entre des murs bien plus étroits. Jusqu’au jour où ils se jettent à l’eau.

Première partie : le premier grand saut ?

Dans ces salles-là, tout est à refaire. La confiance acquise dans les premiers lieux d’apprentissage artistique se dissipe face aux nombreux sièges à affronter. Ce nouvel ordre de grandeur intimide, et pourtant, ce n’est qu’une étape parmi tant d’autres. Dès qu’un palier est franchi, un autre se présente déjà.

La première partie retrouve l’artiste officiel et programmé. Ils s’isolent en loge tandis que les spectateurs retirent leur place. Pour chacun des protagonistes, l’attente commence et l’impatience se fait sentir. Une fois les spectateurs installés, les discussions s’enchaînent jusqu’à ce que les lumières du théâtre s’estompent. Elles reviennent quelques secondes plus tard, avec ou sans musique.

La première partie se dirige alors vers le micro. Parfois, personne n’annonce le début du spectacle ou ne délivre de consignes. Plus le théâtre est grand, moins le public en a besoin. Discipliné, il applaudit pour accompagner ces premiers pas qui n’ont l’air de rien, mais qui masquent parfois un sacré désordre intérieur.

S’il est intimidé, le comédien ne laisse rien transparaître, apportant avec lui une décontraction et une bonne humeur de surface. Le public n’y voit que du feu, s’amuse des premières phrases d’usage. Car la première partie, c’est cette personne que vous n’êtes pas venu voir. Un petit extra soit appréciable, soit qui subtilise quelques minutes de votre vie. Alors la première partie s’amuse de ce concours de circonstances. Ensuite, lorsqu’elle sent que le public a accepté la situation, elle livre enfin le fruit de son travail.

La première partie, ce soldat envoyé en éclaireur

La première partie, c’est ce soldat envoyé en éclaireur. Sans défense ni invitation, elle impose une autre proposition que celle de l’artiste programmé. C’est souvent le moment où elle se professionnalise. On n’est plus en plateau d’humour. Ce n’est pas le moment de tester, mais de se vendre.

Et quand la mission est réussie, la première partie devient l’artiste, car ce qualificatif ne coule pas de source. La légitimité, comme le décrit Panayotis (qui paraphrasait Fary), se mesure par les opportunités qui se présentent à vous. Assurer une première partie constitue donc un bon indicateur.

Panayotis est l’un de ceux qui ont assuré des premières parties de mastodontes de l’humour très tôt. J’ai eu la chance de le voir précéder Vérino au Grand Point Virgule le 30 août 2017.

S’il semblait étonné d’être propulsé là aussi vite, les rires fusaient déjà. Le jeune humoriste a à son tour transmis le flambeau à des gens comme Yazid Assoumani ou Merwane Benlazar. Très souvent, la prestation débouche sur des programmations et une reconnaissance grandissante de la profession.

Merwane est un excellent exemple : souvent en première partie, il a appris son métier avec une abnégation et une résilience remarquables. C’est typiquement le genre d’artistes qui ne payait pas de mine lors de ses premières prestations, puis qui étonne et décroche de belles opportunités. Car ses pairs ont vu quelque chose en lui et l’ont porté vers la place qu’il mérite d’occuper.

C’est aussi comme cela que j’ai découvert Noman Hosni en avril 2015, première partie de Norman à Bobino. Et si Norman était déjà bon comme un touche-à-tout peut l’être, Noman Hosni m’a montré pour la première fois de ma vie ce qu’était le stand-up pur. Je m’en souviens encore, de ce flyer avec les fléchettes comme de ses vannes sur la barre du métro.

Lancement de carrière

Parfois, donc, tous les voyants sont au vert : une nouvelle carrière commence sous les yeux du public. L’artiste est parfois le dernier à s’en rendre compte, tandis que les observateurs savourent le privilège d’avoir la primeur de la découverte.

Lorsque son temps est écoulé, il s’éclipse comme si de rien n’était. Il attendra ensuite derrière la porte du théâtre, espionnant maladroitement les rires pendant une heure. Restera ensuite le moment où il affrontera les spectateurs un par un, leur tendant un tract pour son spectacle.

Il retrouvera ensuite ses connaissances qui livreront tour à tour leur avis sur la prestation. Et lui aussi se prêtera à cette analyse, des rêves parfois plein la tête. Dans certains cas, il se lamentera d’une prestation en demi-teinte. Dans d’autres, il se verra peut-être trop vite en haut de l’affiche. C’est dans de tels moments que la scission entre les experts des coups d’éclats et les marathoniens du rire s’opère.

Les artistes qui durent sont ceux qui se remettent en question en permanence. Qui ont compris qu’avancer efficacement, c’est ne jamais se reposer sur ses acquis. Les moins bons artistes font comme s’ils étaient des champions, alors que personne n’est vraiment là pour les soutenir au jour le jour. On note parfois une distorsion entre le ressenti de l’artiste et celui des observateurs. Parier sur le bon cheval se révèle être un exercice d’équilibriste. Les producteurs ont fort à faire face à tous ces gens qui débordent d’ambition.

En écrivant cet article, je me rends compte que je ne retrouve presque aucun souvenir marquant d’une femme en première partie. Hormis le 30-30 de Joseph Roussin et de Fred Cham qui m’a permis d’adouber Julie Albertine et de découvrir Anne Cahen…

Peut-être qu’elles n’ont pas toujours les mêmes opportunités ? Je sais qu’Anissa Omri a déjà assuré la première partie de Ghislain Blique (c’est le premier exemple qui me vient en tête), mais j’ai vu son spectacle un autre soir…

L’expérience de la première partie du côté du spectateur

Et le public, dans tout ça ? Généralement, il prend quand même pas mal de plaisir. Que trouve-t-on dans le plaisir de découvrir un futur grand ? Ça dépend des gens. Pour ma part, c’est un mélange de fierté, de divertissement et de bonheur.

Fierté, car croire à un potentiel avant tout le monde est une expérience grisante. On se démène pour que les autres voient ce qui vous apparaît comme une évidence. Et petit à petit, les gens vous imitent. Ils ont l’impression de faire une découverte. Désolée de vous décevoir, mais vous avez un train de retard. Certes, vous êtes en avance sur le grand public, mais vous avez manqué les premiers chapitres d’une belle histoire artistique.

Divertissement bien sûr, car aller au théâtre, c’est un moment amusant. On en a particulièrement besoin quand, hors de la salle de spectacle, un bordel monstre vient dicter sa loi.

Bonheur également, car retrouver un artiste qu’on connaît dans un endroit plus vaste que d’habitude est une victoire en soi. Mince, il est en train de le faire — pincez-moi, je rêve. Pourtant, ça arrive bien : on retrouve des textes qu’on connaît déjà, mais pas seulement. On commence à voir le développement d’un style qui s’impose au public. On savoure le chemin parcouru. Et si l’artiste laisse échapper son anxiété et sa vulnérabilité, me direz-vous ? Au lieu d’anéantir la performance, elles viennent lui apporter un cachet.

L’art de préférer l’authenticité à la perfection

Vous ne me croyez pas ? Il suffit de regarder (la suite va vous étonner) le jury de Dancing with the stars aux États-Unis. OK, ils jugent un peu la technique, mais quand vous les écoutez, vous vous rendez compte que l’essentiel se joue ailleurs. Ils parlent d’alchimie, de performance, de charisme, d’expérience…

Oui, bien sûr, il fallait que ça concerne un pilote de course. Mais vous verrez, c’est cool.

Quant au public, il ne décompose pas les centaines de mouvements répétés et prémâchés avant la prestation finale. Les gens qui participent à ces émissions sont des célébrités qui se distinguent dans un domaine qui n’est pas leur spécialité. En quelque sorte, ils se développent sous nos yeux — comme les premières parties. Je vous l’avais dit, c’est pareil. Sans ces moments de flottement et ces imperfections, le spectacle vivant serait l’œuvre de robots et personne ne viendrait remplir les salles.

Si je fais un parallèle avec cette émission, c’est parce qu’elle accueille souvent des athlètes. Des gens qui sont bien plus au fait de la préparation physique et mentale que les artistes. Des gens pour qui les performances font l’objet de débriefings. Les consultants vous expliquent par A+B les contre-performances, et tout le monde comprend que le niveau de l’athlète n’est pas en cause. Pourquoi ne porte-t-on pas le même regard sur les artistes ?

D’ici à ce que je puisse répondre à la question, je vous souhaite de découvrir des premières parties à couper le souffle lors de vos prochaines sorties théâtrales. Qu’elles aient lieu dans de grandes ou de petites salles remplies de pépites.

Crédits photo

© Louis Dubourg

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